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J 128 – 5 septembre. Canada (Monument 78) puis Manning Park (Mile 2662)

PCT arrival

Monument 78

9h05, ce jeudi 5 septembre, j’ai aperçu, légèrement à l’ouest la longue saignée rectiligne dans la forêt. Elle traverse la montagne comme une clairière artificielle, déroulant un ruban de 30 mètres de large faisant office de frontière entre deux des plus grands pays de la planète.

Pas de mur pour marquer la frontière

Il reste quelques virages en descente sur un sentier très étroit. Les herbes hautes et les buissons sont gorgés d’humidité et alourdissent mes chaussures. Mes pieds sont trempés. Je m’en fous.

Je tends l’oreille. Un cri de joie à une centaine de mètres annonce l’imminence de la borne frontière. Ce monument de bois tellement vu en photos (sur les réseaux sociaux, sur les sites web) et marquant la fin du Pacific Crest Trail et l’entrée au Canada.

Parti à 7 heures de Hopkins Lake, j’ai marché presque au ralenti. Grappillant les baies le long du chemin, observant les coqs de bruyère, prenant en photos les fleurs sauvages. Je fais durer le plaisir. Je retiens le moment où j’atteindrai ce bout du chemin tant espéré.

Réveil au bord du lac
Here we are

Une chose est sûre, je finirai le PCT sous le soleil. Ayant jusqu’au bout bénéficié d’une météo exceptionnellement clémente dans ce Washington tant redouté pour son rude climat. Un moindre réconfort pour avoir eu tant de pluie et de neige en Californie.

Yukon, le taciturne, me suit de loin. Lui aussi semble avoir ralenti son rythme et profiter de ces derniers miles sur le chemin. D’autres ne sont même pas encore partis du bivouac ce matin.

Hier soir, sous la tente, j’ai passé en revue de nombreuses photos prises pendant ces 128 jours. C’est fou comme chaque cliché me renvoie immédiatement à un souvenir précis. Un peu comme si la mémoire avait imprimé chaque lieu, chaque minute de cette aventure. Sur le chemin, la vie est simple et intense à la fois. Être ancré dans le moment présent, ressentir pleinement les émotions, s’ennuyer parfois et s’emerveiller souvent, c’est une superbe fabrique à souvenirs.

Comment pourrais-je oublier ces dernières foulées avant le Canada ? Dans un ultime virage, j’aperçois la borne frontière. Le coeur s’emballe, les yeux s’embrument. Ça y est, j’y suis. J’ai traversé un pays. Immense, sauvage, déroutant, accueillant, …

La borne frontière du Monument 78

C’est encore trop tôt et trop confus pour tenter de mettre des mots sur tout cela. Je m’abandonne simplement au moment présent. Sans les connaître, je salue chaleureusement deux hikers présents sur les lieux. Nous nous serrons dans les bras. Les yeux sont rouges. Nous crions, jurons et chantons. Rien de cohérent, juste un lâcher prise. Je hurle en français: « Putain, c’est bon, on l’a fait ». Yukon arrive et me répond « Fuck! You’re right, we made it ». Puis vient la séance des photos où chacun se pose sur le Monument pour immortaliser l’instant. Nous nous prenons en photo mutuellement et inscrivons notre nom sur le registre. J’ajoute une phrase à l’attention de mes proches, à qui je pense en cet instant. D’une certaine façon, je leur dois cette aventure.

Made it !
Trail register

Je reste une heure à apprécier l’instant et à retrouver la sérénité nécessaire pour poursuivre vers Manning Park.

Nouveau pays

Il reste 8 miles pour atteindre Manning Park. Le chemin est mal dessiné et peu intéressant. Cela n’a pas d’importance. Je marche avec Yukon, redevenu muet. Je pense à Crocodile et Psycho qui ont été mes compagnons de route sur une grande partie du chemin. Puissent-ils vivre pleinement ces instants. Nous aurions pu, peut-être, les partager. Mais comme un concentré de vie, les trois grands solitaires que nous sommes ont choisi d’aller à leur rythme, au gré de leurs envies et de leurs choix. C’est ainsi que les trajectoires se dessinent

Avec Psycho et Crocodile

J’atteins Manning Park vers 12h30. En quelques minutes sur place, je sais que je ne resterai pas. L’endroit ne me plait pas. Certes, nous avons droit à un « bon pour une douche et une boisson gratuites », mais nous sentons bien que l’endroit est dédié à un tourisme élitiste. Aucun campsite pour les PCT hikers, sauf à faire quelques kilomètres pour payer 25 $ un emplacement. Et puis, il me reste plus d’une semaine avant de devoir rejoindre Seattle pour accueillir ma belle.

Manning Park

C’est une évidence. Je vais repartir sur le PCT. Repasser la frontière dans l’autre sens et atteindre en deux petites journées Harts Pass. D’où je pourrai trouver un véhicule pour rejoindre Winthrop. Quelques jours de bonus sur le PCT. L’occasion de croiser et de féliciter les autres finishers. De me reposer dans une ville agréable aux moindres frais. Et de rester encore un peu dans l’esprit du chemin.

Back to the lake

Ce soir, je pose ma tente au Canada, peu avant la borne frontière. Je gratte quelques heures de plus et continue cette aventure. Je pense aux mots écrits sur le registre: fierté et plénitude.

Entre le 1er Mai et le 5 Septembre 2019, j’ai marché 128 jours et 4270 km entre le Mexique et le Canada. J’ai traversé un pays. J’étais libre. J’étais heureux.

Fierté et plénitude
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