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J 36/37 – 5 et 6 juin. Kennedy Meadows + repos

Il y a des endroits qui, sans même y être allé, font partie intégrante de notre histoire. Des lieux qui ont force de symbole, de repère, dans notre imaginaire. Entre le Valparaiso de Neruda et la Rodrigue de Le Clézio. Entre le Fisterra des derniers pèlerins et les ruelles de Corfou d’Albert Cohen, j’ai fait une place depuis longtemps à Kennedy Meadows.

Premiers bâtiments
On est dans l’ambiance

Herman Melville, Jack London ou RL Stevenson n’y ont jamais mis les pieds. Mais sans aucun doute, ils auraient aimé aussi la force inspiratrice de ce « petit rien » d’Amérique profonde.

J’ai découvert KM en lisant le roman « Wild » de Cheryl Strayed. Je revois la scène du film éponyme où l’héroïne (incarnée par Reese Witherspoon) arrive exténuée portant un sac beaucoup trop lourd, sous le regard bienveillant des autres hikers. KM est un passage obligé. Un début et une fin. Entre désert et montagne. Entre plaine et altitude. Entre ce qu’on croyait être et ce qu’on choisit de devenir.

Panneau d’entrée de KM

Si le PCT doit être pour certains un chemin initiatique, Kennedy Meadows en est un jalon essentiel. Et pourtant, il n’y a rien. Quelques cabanes, un magasin général, un autre d’articles de sport et un bar restaurant. Des tentes disséminées parmi les pins et des hikers entre deux mondes.

General Store
Here we are
Merci

Pour y arriver, en ce 5 juin en début d’après-midi, j’ai mis la gomme. Levé à 5 heures (et oui…) j’ai comblé les 24 miles en 7 heures 15. Motivé par deux choses essentielles: appeler mes proches (vive le wifi) et … manger.

Le paysage est celui de moyenne montagne, fait de pinèdes et de chaos granitiques, avec quelques prairies. On devine que les derniers cactus et crotales sont derrière nous. Mais il reste ces parties de forêt entièrement détruites par le feu pour nous rappeler qu’on est en Californie.

À 5h30 du matin
Derniers sommets avant la Sierra
Toujours des forêts brûlées

Et peu avant le mile 700, une vraie rivière et la vue sur quelques dômes enneigés annoncent l’arrivée imminente de la haute montagne.

À 14 heures, je peux enfin passer mes appels et avoir des nouvelles des miens. M’installer devant un vrai repas et écrire le récit des derniers jours.

Je suis au Grumpy’s Bear, the place to be. Un bar restaurant rustique où je me sens tout de suite chez moi. La musique est bonne, la cuisine généreuse et l’ambiance très amicale. Outre une douche chaude (3$) et la lessive (gratuite), j’y récupère les colis envoyés depuis San Diego et Tehachapi. Nouveau sac à dos (Gossamer Mariposa), Bear box, microspikes et six jours de nourriture.

Entrée du Grumpy’s Bear
Intérieur
Terrasse

À quelques pas du Grumpy’s, il y le Triple Crown Outfitters, un magasin d’articles de sport tenu par un spécialiste du PCT, Yogi. J’y achète un piolet (Camp Corsa), un collant en mérinos et une paire de gants. En revanche, il n’y a pas de chaussures trail de ma marque préférée. Je verrai vendredi matin avec le concurrent, un van installé près du General Store. Sinon, je ferai ma première semaine de Sierra avec mes chaussures usées.

Cimetière de chaussures

Je plante la tente, parmi d’autres, dans l’espace boisé entre le Grumpy’s et le Triple Crown. Tout le secteur est « hiker friendly », c’est gratuit, pratique et ça fidélise la clientèle des deux commerces.

Zone de camping

Au programme, rien. Je m’installe dans un coin du Grumpy’s à l’heure du petit déjeuner (Pancakes all you can eat) et j’y passe des heures à boire des cafés et des bières, à lire et écrire, à observer les gens.

Breakfast

Les discussions sur les conditions de neige dans la Sierra vont bon train. Énormément de hikers, partis plus tôt dans la saison, ont choisi de « skipper » la Sierra, pour y revenir en juillet août . Cette semaine à venir, les prévisions météo sont bonnes, la partie très enneigée peut être abordée avec du matériel adéquat et un maximum de précautions. Je pense partir vendredi en me greffant à un groupe et en envisageant des étapes courtes. En gros, passer un col enneigé en matinée et descendre dormir en fond de vallée, en dessous de 3000 m, pour ne pas camper sur la neige.

Psycho et Crocodile sont arrivés ce jeudi matin. Je leur propose de partir vendredi, sur ces bases tranquilles; ils adhèrent. Nous ne voulons pas faire étape à Lone Pine, mais sommes prêts à revenir sur cette décision si la progression sur six jours non stop s’avère plus compliquée que prévue.

Pour l’heure, nous apprécions cette journée de repos, les vêtements propres et les repas chauds. Chacun ressent à sa façon le bénéfice des efforts fournis jusqu’ici. Les muscles sont faits, le mental s’est renforcé tout comme la capacité à repousser ses limites. À peine un quart du chemin a été parcouru, mais déjà en chacun s’opère un changement qui est, sous bien des aspects, gage de réussite. Un équilibre fragile entre confiance en soi et humilité.

Planté dans la lumière du soir, incongru tel un phare dans son alpage, le Grumpy’s Bear nourrit et abreuve une poignée de hikers, au son de « heroes » de David Bowie. Les yeux brillent, les visages sont détendus, les regards portent au loin.

Grumpy’s by night

En me couchant tard dans la tente, j’observe les rares lumières du hameau, plus pâles que les étoiles. Il n’y a rien à Kennedy Meadows. Sinon ce concentré d’humanité que nous formons, avec nos rêves de traversée au long cours.

Quand Cheryl Strayed est repartie de Kennedy Meadows, elle ignorait encore tout de la haute montagne mais elle avait déjà beaucoup appris sur elle.

KM au soleil couchant
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